IL Y A 75 ANS, LA LIBÉRATION DES ONDES (Daniel Mermet)

20 AOÛT 1944 : PARIS, DEBOUT, SOULÈVE-TOI ! LA LIBÉRATION DES ONDES

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Août 1944. À la libération de Paris, journalistes et poètes résistants donnent naissance à la radio nationale qui deviendra Radio France.

dessin : Daniel Mermet

Pavés qui volent, barricades en feu, tirs de lacrymo, police déchaînée, c’est un samedi normal sur les Champs-Élysées.

Un groupe de « gilets jaunes » scande « PARIS, DEBOUT, SOULÈVE-TOI ! »

Pas loin, dans la fureur, la voix de Mireille Mathieu : « il faut voir les pavés sauter quand Paris se met en colère ».

Un manifestant cavale avec cette sono à fond dans son sac à dos. C’est la chanson du film Paris brûle-t-il ?, sorti en 1966, et qui raconte la libération de Paris en août 1944, il y a 75 ans aujourd’hui.

« Faut les voir, ces fusils rouillés qui clignent de l’œil aux fenêtres
Sur les barricades qui jaillissent dans les rues
Chacun sa grenade, son couteau ou ses mains nues. »

Les « gilets jaunes » ne sont pas allés jusque-là, mais attention, les paroles sont importantes quand le peuple prend la rue. Mireille Mathieu n’est pas vraiment la chanteuse préférée des habitués des manifs, et cet appel à l’insurrection est bien loin des défilés pépères de la Répu à la Bastille, où l’on se traîne derrière des ballons jusqu’aux merguez de la Nation.

Et voici que soudain, alors qu’on n’y croyait plus, comme le volcan devenu vieux, le souffle de la Résistance est revenu dans Paris, dans les villes, aux péages, sur les ronds-points. Revenu pour longtemps ? Un simple coup de vent ?

En tout cas, pour la première fois depuis belle lurette, les Français, en majorité, pendant des mois, ont accepté la violence de la rue. Ah, pas de gaieté de cœur, bien sûr, c’est malheureux d’en arriver là, mais que voulez-vous. C’est là sans doute le phénomène historique le plus important dans cette histoire.

D’habitude dans une manif, il suffit de laisser casser et la cause est aussitôt discréditée. Une routine. Cette fois, malgré le déchaînement apeuré et haineux des grands médias, le pays a résisté.

Résistance, oui.

Lorsque Paris brûle-t-il ? sort en 1966, l’héroïsme de la Résistance vibre encore. Du côté des gaullistes comme du côté des communistes, les contes et légendes de Radio Londres comme de l’Affiche rouge chauffent encore les imaginaires historiques. Après les guerres de décolonisation, après l’Indochine et l’Algérie et alors même que les B-52 américains bombardent le Vietnam, des mots comme « lutte » ou comme « combat » ne sont pas encore les métaphores qu’en feront les étudiants en mai 68.

Par la suite, le rouleau compresseur du néolibéralisme des années 1980, puis la chute du mur de Berlin viendront discréditer toute forme d’insoumission.

Désormais, toute contestation mène au goulag, c’est la fin de l’histoire, il n’y a pas d’alternative, la Résistance est au musée.

Mais voici que par des infiltrations et des souterrains qui se jouent toujours des guetteurs les plus futés et alors que l’hiver arrive, on voit partout fleurir ces « gilets jaunes ».

Pour nous, pour l’équipe de Là-bas, c’est clair, c’est toute la « sous-France » qui relève la tête, le cœur méprisé du pays. Nous fonçons en reportage aussitôt pour écouter et faire entendre. Nous ne sommes pas seuls, d’autres s’y mettent un peu partout. Sur France Inter, l’émission de nos amis « Comme un bruit qui court » présente des reportages sur ces moments historiques. Ça hurle, ça brûle. Quelque chose de profond surgit depuis les entrailles de la violence accumulée depuis tant d’années.

Mais ce genre de reportages ne plaît pas du tout à la direction de France Inter, mais alors pas du tout. Et ça ne plaît pas du tout non plus à la présidente de Radio France, Mme Sibyle Veil, dévouée collaboratrice de Nicolas Sarkozy et grande amie d’Emmanuel Macron, son collègue de promotion à l’ENA. Non, ça ne lui plaît pas à cette dame-là. L’atmosphère est tendue. Radio France redoute une attaque des « gilets jaunes ». La maison ronde est transformée en camp retranché, une vraie citadelle. Mais pourquoi cette peur, pourquoi ces menaces ? Y aurait-il des gueux assez frustres pour ne pas être touchés par les émissions littéraires de Laure Adler ? Ou plutôt, y aurait-il une profonde colère contre la confiscation d’un bien public, fait pour tous, et qui a été peu à peu confisqué par la bourgeoisie culturelle ; petite bourgeoisie culturelle pour France Inter et bourgeoisie plus cossue, plus parvenue pour France Culture et France Musique ?

Un beau monde en tout cas, dont les classes populaires sont totalement exclues, de même que la jeunesse du pays et tout ce qui pourrait déranger l’ordre normal des choses, c’est-à-dire une bonne partie de celles et ceux qui ont revêtu ce gilet si laid.

Suite à cette émission, l’équipe de « Comme un bruit qui court » est convoquée à la direction. Une émission trop militante, trop anxiogène, on dirait un tract de la CGT.

Ce n’est pas un simple debriefing : six mois plus tard, au bout de cinq ans d’existence, l’émission sera définitivement supprimée et les animateurs jetés dans divers placards en attendant la porte [1].

En rejetant tout esprit de résistance et en se blindant contre l’effervescence d’un mouvement social historique, Radio France trahit non seulement sa mission et le public auquel elle appartient, mais aussi son histoire et sa naissance.

L’origine de la radio nationale est un formidable acte de résistance, trop oublié.

dessin : Daniel Mermet

Il faut revenir à ces journées du mois d’août 1944 qui ont précédé la libération de Paris. Au bout de cinquante mois de honte, quartier par quartier, Paris se libère « par lui-même [2] ». Mais pas encore. Derrière les volets, les cris de joie attendent encore dans les poitrines. On tire, on tue, on fusille, on prend la pose aussi, on retourne sa veste, on meurt vraiment, on arrache les écriteaux en allemand, les drapeaux vont jaillir.

Ceux qui condamnent toujours toute forme de lutte armée dans le monde oublient ce qu’ils doivent aux anonymes de cette guérilla populaire de Paris, à commencer par l’honneur. On connaît les images dans le noir et blanc de la mémoire. Le gamin sur la barricade, la jeune femme à la mitraillette, les francs-tireurs dans la Citroën rue de Rivoli, le G.I. au sourire Hollywood et aussi la balle qui traverse le crâne du milicien fuyant par les toits, l’Allemand et sa dernière cigarette, le lynchage d’une blonde de bordel et les faux résistants de la 25e heure qui seront les plus zélés des épurateurs. Et qui s’en sortiront.

Comme la presse, la radio s’est vautrée pendant quatre ans dans la collaboration. À cette époque, la radio est le média le plus puissant au monde. En France, dans les quinze années qui ont précédé la guerre, plus de six millions de poste de TSF ont été vendus, plus de la moitié du pays peut écouter la radio. Les marchands de réclame se sont vite emparés des ondes, pour Goebbels, la radio est aussi efficace que les chars, mais finalement la TSF sera l’arme de la Résistance et de la Libération.

On compte alors une trentaine de stations, moitié publiques, moitié privées. Le Poste parisien passe sous contrôle de l’occupant et devient Radio Paris, la radio de la collaboration.

En août 1944, la Libération est en marche mais les combats continuent. Le 17 août 1944, Radio Paris cesse d’émettre. Au 116 avenue des Champs-Élysées, les collaborateurs quittent fiévreusement le navire en mettant le feu aux archives.

Au 37 de la rue de l’Université, ils sont quelques-uns qui attendent depuis longtemps cet instant-là. Quelques jeunes résistants planqués dans un studio de radio. C’est le Studio d’essai de la Radio nationale de Vichy. Oui, de Vichy ! Le développement fulgurant de la TSF a entraîné toutes sortes de débats et de projets. Intellos, poètes, ingénieurs, bricoleurs se passionnent pour ces ondes immatérielles. Ainsi naîtra ce Studio d’essai où va se constituer clandestinement un groupe de résistance en 1943, à l’initiative de Jean Guignebert, le Comité de libération de la radio, dont fait partie un certain Pierre Schaeffer, en liaison avec la Résistance intérieure. Dans le ventre même de l’ennemi, ils résistent. Leur but est d’assurer la relève le moment venu.

Le 18 août, profitant de la débandade, ils ont pris possession des locaux et ils ont tout mis au point, micro, antenne, matériel. L’ennemi est encore là autour, dans la rue, sous les fenêtres, des tirs résonnent, des chars au loin, des sirènes.

Le 20 août sera le grand jour. Grâce à un émetteur clandestin mis en place par le réseau de résistance des PTT, ils vont diffuser pour la première fois.

L’émotion est à son comble. À 22 h 30, voici La Marseillaise. La première à la radio depuis l’armistice de 1940. Quatre ans. Puis, pour la première fois, la voix d’un homme annonce : « ICI… LA RADIODIFFUSION DE LA NATION FRANCAISE. »

Ce sera ce soir-là la seule phrase prononcée sur cette Marseillaise.

Il est 22 h 31, c’est l’heure exacte de la naissance de ce qui deviendra Radio France, le 20 août 1944, un dimanche.

La voix, c’est celle Pierre Crénesse, journaliste et reporter de radio. La Radiodiffusion de la nation française, la RNF, deviendra la RDF, puis la RTF, puis l’ORTF, puis Radio France. Radio France est donc issue tout droit de la Résistance, voilà son ADN, voilà son souffle initial basé sur le programme du Conseil national de la Résistance qui imposait « la liberté de la presse, son honneur et son indépendance à l’égard de l’État, des puissances d’argent et des influences étrangères ».

De quelles influences étrangères parlent le CNR ? Celle de l’occupant nazi en déroute ? Celle de l’URSS ? Ou bien plutôt celle du sauveur américain ?

Curieusement, l’histoire n’a pas souligné le plan AMGOT (Allied Military Government of Occupied Territories), heureusement écarté le 28 août 1944, mais qui avait pour but de faire de la France un pays occupé par l’administration américaine. Ce qui est arrivé à l’Allemagne risquait fort d’arriver à la France.

Pour ce qui est de l’indépendance à l’égard de l’État, l’histoire montrera que le cordon ombilical n’a jamais été vraiment tranché. En revanche, même si le pouvoir exécutif a toujours gardé le contrôle du budget, l’indépendance à l’égard des puissances d’argent a tenu jusque-là, pour combien de temps encore ?

Dans le tout premier reportage de la Radiodiffusion de la nation française, le 21 août 1944, en direct de la place de la République, au milieu des tirs et des barricades, il faut se mettre à l’abri pour faire entendre la voix de Georges Bidault parlant au nom du Conseil national de la Résistance, entrecoupé par des rafales toutes proches. D’emblée, cette radio est dans la vie, dans le battement de l’histoire, avant les discours et les commentaires, elle dit l’inouï, ce qui n’a pas encore été entendu. Mais comment savoir si l’on est entendu ? Qui nous écoute ? L’équipe imagine un stratagème. Au micro, le speaker se dit « dûment mandaté par le secrétaire général de l’information pour requérir messieurs les curés de faire sonner immédiatement les cloches à toute volée pour annoncer l’entrée des Alliés à Paris ».

Et aussitôt, en effet, les cloches se mettent à sonner. Au loin d’abord, puis plus proche, puis dans tout le ciel de Paris jusqu’au bourdon de Notre-Dame de Paris.

Au micro, la voix inquiète et joyeuse ajoute :

« Il faut approcher le micro de la fenêtre ! »

Aujourd’hui, ces journalistes seraient jugés trop militants, leur propos trop anxiogènes et leur action susceptible d’attirer des représailles. Ce n’est pas le souffle de la Résistance qui l’emporte, c’est la flasque médiocrité de Vichy.

Daniel Mermet

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